Vert et rouge

« S’il vous plaît libérez-moi ! Elle va se réveiller je vous dis. Je vais vraiment commencer à m’impatienter si vous me laissez menotté ici une minute de plus. Remarquez, je trouve ça très excitant toutes ces personnes qui me regardent d’un air outré, j’ai l’impression d’être dans une série américaine dont la scène se déroulerait dans les jardins du Luxembourg ! C’est la grande classe ça tout de même vous ne trouvez pas ? Mais bon, je n’ai pas de temps à perdre et j’ai besoin d’être libéré MAIN-TE-NANT ! Dans les séries américaines, les policiers emmènent le prisonnier au commissariat, non ? Alors rendez-moi mon appareil photo et emmenez-moi au poste de police. Vous pourriez mettre les gyrophares puissance maximale et griller tous les feux rouges aussi s’il vous plaît ? Je souhaite simplement faire un petit crochet à la mairie du premier arrondissement, je dépose ma photo pour le concours et ensuite vous faites de moi ce que vous voulez…

Mais répondez-moi s’il vous plaît… j’ai vraiment l’impression de parler dans le vide. Et puis arrêtez de lui tourner autour comme ça, vous pouvez vous approcher d’elle et la secouer un peu vous savez. Je vous autorise même à lui octroyer une petite gifle. Mais une toute petite hein ! Et ne lui dites pas que c’est moi qui vous ai autorisé, je vais déjà avoir un peu de mal à me faire pardonner… C’est ma femme vous savez ! Elle est juste endormie ne vous inquiétez pas, elle va se réveiller dans quelques minutes. Ma muse… mon inspiration… mon ange… réveille-toi ma chérie…

Bon allez, maintenant libérez-moi ou je vais réellement m’agacer… Je vous en prie, ayez un peu pitié… J’ai seulement jusqu’à 19h pour remettre ma photo aux membres du jury pour le concours. Je suis sûr de gagner cette fois-ci. J’ai la photo la plus originale vous m’entendez ? Vous croyez que c’est facile de faire une photo sur un thème aussi difficile ? Vert et Rouge ça vous inspire quoi à vous ? J’ai essayé de faire des mises en scène un peu plus classiques, mais je n’ai jamais pu terminer tranquillement. Les promeneurs et les gardiens s’énervent un peu trop facilement dans ce parc il faut dire… Et puis vous savez, on n’a qu’une toute petite après-midi pour faire notre photo, c’est court, il faut être rapide, avoir l’esprit affuté et il faut faire preuve d’une grande imagination. On ne peut pas attendre gentiment qu’une jolie petite coccinelle vienne se poser sur une feuille ou qu’un enfant en polo rouge grimpe dans un arbre. Non, Il faut prendre le taureau par les cornes et trouver des idées originales, du jamais vu, de l’extraordinaire. C’est le 294ème concours photo auquel je participe vous savez, et je n’ai pas gagné une seule fois. Et cette fois-ci je veux gagner, je veux choisir le thème du prochain concours. Y’en a assez de ces thèmes habituels, rouge et vert, noir et blanc, par 3, courbes, portes, fenêtres, chaises, lampadaires, etc… Moi je veux du piquant, du mordant, un peu de folie… Ça animerait les rues de Paris croyez-moi ! Il faut que je gagne ce concours, laissez-moi aller déposer ma photo s’il vous plaît. Si vous préférez attendre ici qu’elle se réveille, peut-être pourriez-vous demander aux pompiers de m’accompagner, ils arrivent justement.

Mais non je ne suis pas fou ! Mais non je n’ai pas perdu la tête ! Nous n’en serions certainement pas arrivés là si un des gardiens ne m’avait pas sauté dessus au moment j’allais réaliser une fantastique mise en scène. « La liberté éclairant le monde », c’est le vrai nom de la statue de la liberté vous savez ! Il y en a une toute petite dans le fond du jardin, j’étais simplement en train d’illuminer sa flamme par quelques fleurs rouges fraichement cueillies, mais on m’en a empêché. Les fleurs ? Oui je les ai trouvées à l’entrée du parc et alors ? Il n’y a pas d’écriteau « Interdiction de cueillir les fleurs » à ce que je sache ! Sincèrement, cela aurait fait une sacrément belle photo. Une vue en contre plongée sur la statue, le soleil perçant délicatement à travers le feuillage des arbres et venant éclairer les œillets rouge écarlate embrasant la flamme comme pour annoncer au monde un message de liberté… C’est émouvant… C’est merveilleux, non ? Je pense que je pourrais être poète, vous ne croyez pas ? Mais je n’ai pas pu terminer de toute façon. Le gardien m’a attrapé par la cheville et m’a plaqué au sol avec sa grosse bedaine. J’ai fait mine d’être un peu blessé pour qu’il se sente fautif et je suis reparti en boitant et en ronchonnant. Avec ma femme, nous sommes restés cachés derrière les arbres quelques minutes en attendant que le gardien s’en aille vaquer à ses occupations, mais il est resté là, à surveiller la moindre personne s’approchant de la statue. Il est même grimpé sur la statue pour retirer les fleurs que j’y avais déposées, impossible de zoomer suffisamment de là ou j’étais. Il fallait bien que je trouve une autre idée. J’ai tout d’abord poussé dans l’herbe une très belle femme élégante vêtue de rouge, mais elle n’a pas voulu se rouler dans l’herbe au milieu des arbres comme je le lui ai demandé. Elle m’a même insulté ! Et de manière très familière vous savez… J’ai vraiment failli mal le prendre, on ne respecte plus le travail des photographes de nos jours. Tout à l’heure par exemple, près du lac artificiel… Vous savez, celui où les gamins font naviguer des petits voiliers en bois avec un bâton. Je suis allé chercher, à la nage… Non… bon d’accord… je n’avais de l’eau que jusqu’aux genoux ! Mais quand même, c’est dangereux cette eau verdâtre, même les poissons n’osent pas s’y aventurer. Vous remarquerez qu’il n’y a aucun mammifère vivant là dedans ! J’ai donc récupéré deux des bateaux, l’un vert et bleu, et l’autre, jaune et rouge. Je les ai ramenés sur le bord et j’ai confectionné le bateau dont j’avais besoin pour ma composition. J’ai retiré la petite voile avant verte d’un des voiliers pour la positionner sur le bateau avec la grande voile arrière rouge. J’ai remis mon magnifique bateau à l’eau, très fier de moi, mais celui-ci ne voulait pas décoller du bord du bassin. Comme je n’avais plus beaucoup de temps devant moi, j’ai arraché le bâton des mains d’un enfant. Celui-ci, m’a balancé sa glace dans la figure en pleurant. Je n’étais pas très content, mais je ne l’ai pas insulté moi au moins ! Vous imaginez… ce voilier vert et rouge naviguant sur cette eau verdâtre vers les enfants ébahis… Cela aurait fait une bien belle photo, croyez-moi. Mais encore une fois les gardiens sont intervenus et j’ai perdu 5 bonnes minutes à remettre les voiliers comme je les avais trouvés.

Après tout cela, j’étais au bord du gouffre. Je n’avais pas une seule photo de valable et je voyais déjà s’envoler mes belles idées de thèmes à proposer pour le prochain concours. J’ai paniqué… J’ai cherché encore et encore des tas d’idées, mais rien ne venait. Puis d’un seul coup, j’ai regardé ma femme plus attentivement et l’inspiration m’est venue subitement en la voyant ainsi, tout de blanc vêtu, comme un ange innocent tombé du ciel. Ça a été une véritable révélation vous savez… Une illumination…

Nous étions tous les deux un peu fatigués d’avoir couru à plusieurs reprises pour échapper aux gardiens et je lui ai proposé de se reposer un peu sur un banc pendant que j’allais lui chercher un rafraichissement. Je ne suis revenu qu’un quart d’heure plus tard, après avoir trouvé les ingrédients nécessaires à ma petite mise en scène.

J’ai mis un somnifère dans le jus d’orange de ma femme et elle l’a avalé d’une seule traite sous mes yeux satisfaits. A ce moment-là, je me suis frotté les mains d’un air sadique et je pense que mon sourire vicieux m’a trahi car ma femme m’a demandé d’un air inquiet « Tu abandonnes le concours ou tu as encore une idée machiavélique derrière la tête ? ». Je lui ai proposé de se reposer un peu et j’ai attendu qu’elle s’endorme. Après 10 bonnes minutes, elle était toujours éveillée et je n’avais plus beaucoup de temps avant la fin du concours. J’ai alors décidé de lui dévoiler mon stratagème en lui proposant de déposer délicatement sur sa robe, un peu de ketchup mélangé avec de l’herbe et un peu de terre. Elle s’est d’abord mise à rigoler puis me voyant sortir le ketchup de mon sac d’un air déterminé, elle s’est rendue compte que je ne plaisantais pas du tout. Sachant de quoi je suis capable, elle s’est enfuit en hurlant et je lui ai couru après pendant deux bonnes minutes avant qu’elle ne s’écroule ici dans cette herbe fraiche et magnifiquement tondue. Les promeneurs ont dû vous alerter j’imagine. Décidément, ils se mêlent vraiment de ce qui ne les regarde pas ! Heureusement j’ai eu le temps de l’asperger de ketchup, de la rouler dans l’herbe, d’ajouter un peu de terre, de déchirer peu sa robe et de l’installer dans cette position tout à fait digne d’un film d’Hitchcock. C’est magnifique vous ne trouvez pas ? On dirait vraiment qu’elle est morte hein ? Ah, j’admire mon œuvre. Heureusement, j’ai pu la prendre en photo sous tous les angles avant que vous n’arriviez. Il faut vraiment que j’aille déposer ma photo maintenant, s’il vous plaît ! Oh… mais il me vient une idée encore plus lumineuse… Pourriez-vous menotter quelqu’un d’autre ici à ma place et moi je prends quelques photos d’ensemble de la scène ? Avec vous autour et les camions de pompiers rouges, ça sera parfait ! De plus si les spectateurs pouvaient crier, hurler et s’enfuir dans tous les sens, ça créerait comme un mouvement de panique générale, ça serait très réaliste, vous ne trouvez pas ? Pourriez-vous retrouver la femme en rouge aussi, et lui demander si elle veut bien jouer le rôle de la complice du meurtrier ? Vous la plaquez au sol, comme moi tout à l’heure avec le gardien, et vous la menottez avec conviction. Dans le vif de l’action, ça fera une photo formidable. Oh allez s’il vous plaît ? Faites ça pour moi, j’ai pris beaucoup de risques aujourd’hui vous savez ! QUOI ! Il est déjà 19 H !!! Oh non ! Mon thème « Folies dans la ville » ne pourra pas être communiqué à tous les participants du prochain concours, dommage ! »